
Recension : Angélica Montes Montoya, « La représentation du sujet noir dans l’historiographie colombienne. Le cas de Carthagène des Indes (1811-1815) », L’Harmattan, Paris, 2015, 148 p. ISBN : 978-2-343-05327-1.
Yeny Serrano – Université de Strasbourg / LISEC
À ADAL nous avions déjà eu l’occasion d’entendre Angélica Montes – docteure en philosophie, enseignante à l’École Supérieure des Sciences Économiques et Commerciales (ESSEC), membre du conseil scientifique du laboratoire Les Logiques Contemporaines de la Philosophie (LLCP) et coordinatrice du Groupe d’Études et de Réflexions sur la Colombie (GRECOL) – lors des journées d’étude 2013 pendant lesquelles elle a présenté une communication intitulée « De l’ethnisation de la race à la racialisation de l’ethnie ». À cette occasion, elle s’est posée la question de savoir quand et comment un « Noir » devient-il un « Afro », aux yeux de l’État colombien, des universitaires, des associations et à ses propres yeux. Le livre qu’elle vient de publier s’inscrit dans la même lignée. Cette fois, l’objectif est d’analyser la participation de l’historiographie colombienne à la détermination de la mémoire identitaire, raciale et culturelle de Carthagène.
Pour commencer, l’auteure rappelle qu’à l’instar d’autres pays de l’Amérique latine, la Colombie a reconnu le caractère multiculturel et pluriethnique de sa population en promulguant la loi 70 de 1993, ou loi de titularisation des terres collectives aux communautés noires avec de nouveaux espaces de représentation et de participation politique. Néanmoins, l’application de la loi n’est pas sans poser quelques problèmes, entre autres, en raison du caractère réducteur de la catégorisation de ce qui est « noir ». C’est en partie pour cette raison qu’il convient d’examiner la manière dont l’historiographie colombienne a contribué à construire une certaine identité des Noirs. Déjà après l’abolition légale de l’esclavage (loi 21 de 1851), précise l’auteure, les Noirs se demandent s’ils peuvent ou non être intégrés à la nation. On constatera que dans le processus de construction de la nation, l’identité noire se dilue derrière la notion de « citoyen ». En effet, on ne reconnaîtra pas de spécificité aux populations noires du pays jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle.
En partant de ce constat, Angélica Montes s’intéresse à la construction des catégories identitaires notamment par la communauté académique. Pour ce faire, elle prend comme cas d’étude les récits historiques des événements ayant conduit à la déclaration d’indépendance de Carthagène des Indes le 11 novembre 1811. Plus précisément, sa démarche méthodologique consiste à confronter deux discours historiques devenus des ouvrages de référence dans l’historiographie colombienne et qui représentent deux approches distinctes du même événement historique. Il s’agit de l’Histoire Générale de Carthagène d’Eduardo Lemaitre (1983) et de L’Échec de la Nation d’Alfonso Munera (1998). L’auteure inscrit son analyse dans le cadre des études multiculturelles et de l’analyse des identités.
L’ouvrage est organisé en deux parties. En introduction, Angélica Montes rappelle brièvement les liens entre mémoire et histoire. Alors que la mémoire entraîne une certaine subjectivité, l’histoire, en tant que discipline, conduit à une narration qui se veut objective. Par ailleurs, la mémoire est autant une affaire de sélection qui vise la conservation que d’oubli. La première partie du livre est divisée en deux chapitres. Le chapitre I résume le discours officiel qui s’est imposé dans l’historiographie latino-américaine pour comprendre les indépendances du XIXe siècle. En dépit de l’hétérogénéité ethnique, raciale et culturelle qui caractérisait les sociétés latino-américaines, la construction des projets nationaux passait par un processus de normalisation et d’homogénéisation qui a exigé de soumettre la diversité de la nation à l’unité de l’État. Les notions de « communauté imaginée » (terme introduit par B. Anderson, 1997) et de citoyenneté permettent de comprendre le chemin choisi par les élites créoles (Blancs, descendants des colons espagnols) pour parvenir à éliminer les différences qui divisaient et séparaient les populations, au nom du « progrès ». Pour ces élites, le métissage était vu comme le moyen de blanchir progressivement la société pour la rapprocher de l’ethnie blanche européenne. De ce fait, les États-nations ont soutenu l’élaboration d’une histoire orientée vers l’unification des contradictions à travers un discours rassembleur qui masquait la diversité des régions et des peuples.
Un deuxième élément nécessaire à la compréhension des récits historiques analysés dans la deuxième partie du livre concerne les conflits entre le centre et la périphérie. Angélica Montes affirme à ce sujet que la division territoriale centre-périphérie a entraîné des disputes et déterminé la vie politique et socio-raciale de la vice-royauté de la Nouvelle Grenade. En effet, la topographie rendait la communication entre le centre et la périphérie difficile. De plus, l’auteure constate que le discours historiographique du XIXe siècle divisait la Nouvelle Grenade en régions géographiques, chacune avec des caractéristiques climatiques et raciales bien définies. Pour le dire brièvement, selon ces récits, les élites créoles éclairées habitaient les régions froides des Andes, alors que la Caraïbe et la côte pacifique (où il fait chaud) étaient habitées par les populations métisses et libres de toutes les couleurs (Caraïbe) et par les Noirs et indigènes (Pacifique). En conséquence, la perception qu’avait (et a encore) le centre (élites créoles blanches éclairées) des provinces et notamment des côtes consistait en une vision racialisée, comme le montrent les récits historiques tels que celui de l’intellectuel Francisco José de Caldas. Pour ce dernier, la population des zones chaudes avait une morale relâchée et se laissaient entraîner par ses passions et instincts, alors que les hommes et femmes des Andes étaient guidés par la raison et se conduisaient avec prudence et mesure. Ces visions ont été largement diffusées au XIXe et XXe siècles. Néanmoins, à partir du XXe siècle, un ensemble de travaux, auxquels Angélica Montes consacre le chapitre II, vont s’intéresser à la construction de la mémoire du Noir. Tel est le cas des travaux des anthropologues Nina de Friedemann et Peter Wade. La première invente la notion « d’invisibilité des Noirs » et le second expliquait que la population noire, avant d’être victime d’une « invisibilité » sociale, académique et culturelle, est confrontée à une logique double de discrimination et de métissage. Comme cela a été mentionné, le blanchiment de la population (à travers le métissage) a permis à la société de dissoudre progressivement les éléments noirs et indiens de la population.
Pour résumer, dans la première partie, Angélica Montes met en relief l’idée qui s’est imprimée dans l’esprit des hommes de l’époque et des générations futures selon laquelle les particularités climatiques et géographiques de chaque région avaient une influence décisive sur le caractère de sa population et déterminaient les possibilités d’un progrès culturel, politique et social.
La deuxième partie, également organisée en deux chapitres, présente l’analyse du corpus retenu par l’auteure. Elle affirme réaliser une lecture entre les lignes du rôle joué par la population mulâtre durant les événements du 11 novembre 1811 à travers la figure de Pedro Romero et de la milice des mulâtres du quartier de Getsemani. D’autres précisions méthodologiques ne sont pas fournies par l’auteure. Dans le chapitre III, Angélica Montes se consacre à l’analyse de l’Histoire Générale de Carthagène publiée par Eduardo Lemaitre en 1983. Elle commence par mettre en contexte le livre devenu l’ouvrage de référence sur l’histoire de Carthagène au niveau académique, touristique et institutionnel. Montes raconte le parcours de l’auteur et son appartenance à l’élite locale de Carthagène. Puis, elle décrit la structure générale de l’œuvre pour ensuite se consacrer à l’analyse du récit des événements du 11 novembre 1811 et la manière dont Pedro Romero est mis en scène. L’auteure constate que Lemaitre fait usage d’un style romanesque qui met l’accent sur les exploits de patriotes créoles locaux. En fait, pour Lemaitre, la déclaration d’indépendance de Carthagène s’explique par la confrontation entre factions modérées (qui voulaient l’autonomie) et radicales (qui voulaient l’indépendance) de patriotes créoles qui se disputaient le pouvoir. Dans ce récit qui privilégie une narration chronologique, ce sont les élites créoles qui ont des projets politiques. Les classes populaires incultes n’apparaissent que comme des instruments utilisés par le clan radical.
Angélica Montes souligne tout au long de son analyse les passages dans lesquels Lemaitre « oublie » de mentionner certains faits ou informations sur le contexte politique et économique de l’époque. Par exemple, Lemaitre refusera d’accorder un rôle protagoniste aux classes populaires (pardos, mulâtres) et au leader Pedro Romero, car pour lui, le peuple de base, illettré, était incapable d’avoir des intérêts politiques. Aucune mention n’est faite par cet auteur des mulâtres et métis éduqués. Cette partie de la population est noyée sous les noms génériques de « milices mulâtres ou métisses ». Angélica Montes observe également que les pieds de pages du chapitre sur le 11 novembre 1811 contiennent des renseignements biographiques sur chaque personnage évoqué, sauf sur Pedro Romero. À aucun moment, l’existence d’une lutte de races n’est abordée par l’auteur. À la fin du chapitre, Montes décrit la réception de l’ouvrage. Si le travail de Lemaitre est largement acclamé, notamment en raison de son style littéraire et pour avoir revendiqué la place de Carthagène dans l’histoire nationale, il reçoit également des critiques. Ce sont surtout les jeunes historiens qui dénoncent les sources incomplètes sur lesquelles l’auteur s’est basé, le récit partialisé et les importantes omissions historiques. Nonobstant, l’ouvrage de Lemaitre a largement inspiré et inspire encore des manuels scolaires et des guides touristiques.
Le chapitre IV est dédié à L’échec de la nation publié par Alfonso Munera en 1998. Dans ce chapitre, Angélica Montes suit la même structure : mise en contexte de l’ouvrage et de l’auteur, description de la structure de celui-ci, analyse du récit des événements du 11 novembre 1811 et du rôle attribué à Pedro Romero, puis, pour finir, réception de l’ouvrage et critiques. Pour commencer, on apprend que le but de Munera dans son ouvrage de six chapitres est de faire ressortir l’élément populaire noir dans l’histoire locale de Carthagène, autrement dit les oubliés de l’histoire. Si Munera mentionne la rivalité entre le centre et la périphérie, ainsi que les problèmes de communication dus à la topographie, il ne se limite pas à ceci et va chercher à comprendre les caractéristiques démographiques et sociales de la Caraïbe colombienne de l’époque. D’une part, Munera décrit l’« américanisation » de l’élite de la cité. Ainsi, pour l’auteur, les revendications indépendantistes de ces élites obéissaient à des intérêts économiques. En effet, face à l’impossibilité de l’autorité centrale de contrôler tout le commerce dans les régions, elle renforce les mesures de contrôle, ce qui ne plaît pas aux commerçants qui vont chercher leur autonomie dans certains cas, ou l’indépendance dans d’autres. D’autre part, Munera parle d’une nouvelle classe de Noirs libres et de mulâtres artisans dont la participation décisive dans l’indépendance avait été minorée par l’historiographie locale traditionnelle. En effet, différents événements mentionnés par Munera ont permis aux mulâtres d’avoir accès à certains privilèges, comme la possession d’esclaves ou la possibilité de s’engager dans l’armée. Rentrer dans la milice était une façon très recherchée d’améliorer le statut social de l’artisan mulâtre. C’était en effet le cas de Pedro Romero.
Un des apports principaux que l’on reconnaît au travail de Munera est d’avoir mis en question les mythes fondateurs de l’historiographie nationale en montrant que les protagonistes de l’indépendance n’étaient pas un bloc social et racial uniforme de héros créoles et blancs aguerris, mais que parmi les pères de l’indépendance il y avait aussi des mulâtres et des Noirs avec des intérêts particuliers. Ceci étant dit, en mentionnant les travaux d’autres historiens, Montes rappelle que si les mulâtres de Carthagène ont trouvé dans les alliances stratégiques avec les élites créoles, la manière d’arriver à leurs fins, il n’existait pas une conscience raciale. En fait, les leaders mulâtres n’ont jamais questionné les catégories raciales coloniales. Les classes populaires avaient une nécessité de reconnaissance et d’acceptation de la part des élites. Plus particulièrement sur les événements du 11 novembre 1811, Munera soutient que les subalternes y ont joué un rôle décisif. Dans son récit, le mulâtre Romero personnifie cette classe artisanale qui, à cause de son pouvoir démographique, doit être prise en compte par les élites au moment d’initier un processus de changement. C’est la raison pour laquelle les différents clans patriotes créoles cherchaient leur appui. Tout en reconnaissant qu’il y a peu de renseignements sur Romero ou d’autres personnages, Munera cherche à prouver l’existence d’une conscience politique à l’intérieur des classes subalternes. Montes finit le chapitre en soulignant que si le travail de Munera a été salué, sa diffusion a été moins importante que celle de l’ouvrage de Lemaitre. Par ailleurs, son travail a également reçu des critiques, notamment en raison du manque de documentation. On reproche à Munera de perdre aussi de vue les conflits au sein même de la population urbaine d’ascendance africaine.
Dans la conclusion, Angélica Montes rappelle le but de son essai et synthétise les principaux résultats. Ensuite, elle propose des explications pour comprendre la dissimilitude de deux discours historiques analysés dans leur façon de représenter les mulâtres et les Noirs. Pour l’auteure, une première explication se trouve dans la trajectoire et le parcours personnel des deux auteurs : Eduardo Lemaitre qui faisait partie des élites locales a construit une histoire dont les élites locales créoles étaient les acteurs principaux. Il a ainsi reproduit la vision socio-raciale initiée pendant la colonisation avec les travaux de Francisco José de Caldas. Par ailleurs, le style littéraire avec un recours fréquent à la première personne semble aussi avoir contribué à la diffusion et à l’institutionnalisation de son discours. En revanche, Alfonso Munera, qui est né et a grandi dans un quartier populaire, s’autoproclame mulâtre et revendique sa condition d’historien militant. Toutefois, Montes attire l’attention sur le fait que, probablement pour ces raisons, le style employé par Munera est plus distancié et académique.
Pour conclure, les lecteurs d’ADAL trouveront dans l’ouvrage d’Angélica Montes une analyse documentée, synthétique et bien présentée qui permet de comprendre à quel point les récits historiques, aussi objectifs ou institutionnels soient-ils, correspondent toujours à une vision partialisée qui « invisibilise » ou occulte la participation de certains secteurs de la population dans la vie sociale et politique des nations et qu’il convient de prendre en compte lorsqu’on s’intéresse aux identités sociales, politiques ou ethniques en Amérique latine. D’ailleurs, notre analyse sur un corpus réduit de manuels scolaires d’histoire colombienne (« Image des populations dites “minoritaires” véhiculée par les manuels scolaires destinés aux adolescent-e-s en Colombie », Serrano, 2009) illustre les propos de l’auteure dans le sens où le discours qui met en valeur les élites créoles (essentiellement des hommes blancs) est encore largement enseigné à l’école alors que la participation des « minorités » est passée sous silence.
En ce sens, l’ouvrage d’Angélica Montes s’adresse non seulement à un public de chercheurs mais aussi à des responsables politiques chargés de concevoir et de mettre en place des lois comme la loi 70 de 1993 destinée aux communautés noires en Colombie. D’ailleurs, on aurait apprécié que l’auteure revienne en conclusion sur cet aspect qu’elle mentionne en introduction mais ne traite pas par la suite.
Pour citer cet article :
Référence électronique
Référence électronique
SERRANO Yeny, 2015, « Angélica MONTES MONTOYA, 2015, La représentation du sujet noir dans l’historiographie colombienne. Le cas de Carthagène des Indes (1811-1815) (Paris : L’Harmattan) », ADAL : Analyse des discours de l’Amérique Latine [En ligne], mis en ligne le 12 juin 2015, URL : http://www.adalassociation.org/fr/documentation/recensions/98-en-francais/documentation/recension/195-angelica-montes-montoya-la-representation-du-sujet-noir-dans-l-historiographie-colombienne-le-cas-de-carthagene-des-indes-1811-1815-2015