Recension : « Danielle Londei, Sophie Moirand, Sandrine Reboul-Touré et Licia Reggiani (éds), "Dire l’événement. Langage mémoire société", Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 2013, 354p. ISBN : 978-2-87854-612-5 ».
Yeny Serrano – Université de Strasbourg / LISEC
La rencontre internationale intitulée « Langage, discours, événements » qui a eu lieu en 2011 cherchait à approfondir les réflexions autour de la question qu’est-ce qu’un événement ? Un constat semblait s’imposer : celui des rapports entre discours et événement, ainsi qu’entre histoire – mémoire et événement. C’est de cette rencontre que cet ouvrage de 24 contributions organisées en cinq parties est issu. Ce livre consacré à l’événement n’a pourtant pas pour objectif de définir ce qu’est l’événement. En effet, conscientes de la panoplie d’approches et des disciplines au sein desquelles l’événement a été défini et analysé, les éditrices de cet ouvrage collectif se sont fixées comme objectif de proposer une approche transversale, pluridisciplinaire et plurinationale de cet objet commun, mais polyréférentiel, qu’est l’événement. En ce sens, les différentes contributions pourront intéresser un large public de chercheurs d’horizons disciplinaires divers, tels que les sciences du langage, l’histoire ou les sciences de l’information et de la communication. Les lecteurs y trouveront des analyses de corpus variés (discours médiatiques, institutionnels, professionnels, etc.), des modèles théoriques pour aborder l’événement, des approches méthodologiques inspirées des sciences du langage ou de l’ethnographie. Enfin, de nombreux cas d’étude sont traités. Ces cas reviennent sur des événements passés qui font l’histoire d’une société et influencent la manière dont ces sociétés appréhendent le présent : ce qui advient et devient « événement ».
La première partie du livre, « L’événement dans l’espace social », s’interroge sur la façon dont l’événement émerge, notamment à travers le discours. Si un certain nombre de chercheurs en sciences de la communication accorde une grande importance aux discours des médias dans la construction de l’événement, la contribution de Bruno Bonu, Mathias Broth, Dominique Crozat, Laurent Fauré et Catherine Sélimanovski revient sur cette idée et montre que l’événement existe bien avant d’intéresser les médias. En prenant comme cas d’étude le mardi gras de 2010 à Montpellier et en adoptant une double approche méthodologique basée sur l’ethnographie et l’analyse du discours, les auteurs montrent que l’événement est toujours une construction basée sur l’attention focalisée de certains acteurs sociaux. Dans ce cas, il s’agit des professionnels de la sécurité qui, à travers les caméras de surveillance, s’attendent à ce que quelque chose qui perturbe l’ordre public arrive. L’article de Frédérique Sitri correspond à un deuxième exemple qui montre que ce ne sont pas toujours les médias qui sont à l’origine d’un événement. Les discours des professionnels, cette fois-ci des travailleurs sociaux, jouent aussi un rôle important. Plus précisément et en analysant les rapports des travailleurs sociaux, l’auteure a pu constater à quel point le verbe « pouvoir » a une valeur événementielle. Ce verbe est associé dans la grande majorité des cas au fait que « quelque chose a eu lieu » ou que « quelque chose a lieu ». « [… Dans le cas des rapports des travailleurs sociaux étudiés], ce qu’ajoute pouvoir, c’est que ce qui “a eu lieu” ou “a lieu” aurait pu “ne pas avoir lieu” […] et qu’il a fallu que certaines conditions soient réunies pour que le procès se réalise » (p. 83). De con côté, Marty Laforest illustre la co-construction de l’événement. Effectivement, le cas des appels d’urgence au Québec qu’elle analyse montre que nous appréhendons l’événement en fonction des réactions que nous prêtons à l’avance à l’interlocuteur : « toute description d’événement est adressée à un interlocuteur » (p. 72) et l’enjeu pour l’énonciateur est de faire accepter la catégorisation de l’événement.
Deux articles de cette première partie concernent des corpus médiatiques et analysent la façon dont le discours des médias interagit avec d’autres discours pour faire un événement. Ainsi, Olivier Turbide, Diane Vincent et Éric Kavanagh proposent un protocole méthodologique pour analyser les « affaires médiatiques ». Une « affaire » est définie comme un événement médiatisé qui fait l’objet d’une controverse. La démarche proposée consiste, dans un premier temps, à saisir l’affaire à travers les documents journalistiques produits au sein des instances médiatiques. En effet, les auteurs placent les médias au cœur de la création d’une affaire. Dans un deuxième temps, il s’agit de collecter des documents para-journalistiques en dehors des médias traditionnels (blogs, carnets, etc.) ; puis, les documents médiatiques citoyens (parole citoyenne médiatisée : courrier des lecteurs, tribunes téléphoniques, etc.) ; et enfin, les documents privés/publics citoyens (parole citoyenne diffusée sur les réseaux sociaux : comptes Facebook ou Twitter, par exemple). Cette façon de procéder permet de comprendre comment un événement peut se constituer en affaire dans les médias et jusqu’à quel point les médias ne sont pas les seuls responsables. L’article de Jean-Paul Dufiet se situe dans la même perspective. Il analyse trois corpus interdépendants sur l’inauguration du Centre Pompidou de Metz (CPM) : l’allocution du Président de la République, les publications culturelles du CPM et un corpus médiatique. Sur cette base, l’auteur identifie quelques caractéristiques du discours d’événement programmé et officiel dans lequel interviennent non seulement les médias mais aussi des acteurs institutionnels et politiques.
La deuxième partie intitulée « Les médias et la représentation de l’événement » se concentre davantage sur le rôle des médias dans la mise en discours et la représentation de l’événement. Cependant, sur les cinq articles qui la composent, seuls les deux derniers développent la question de la relation médias – événement. Les trois autres se focalisent sur leurs cas d’étude et la réflexion au sujet de l’événement n’est pas explicitée. Par exemple, l’article d’Elisa Ravazzolo traite de l’événement provoqué par les médias. Elle cherche à identifier les « stratégies discursives, énonciatives et interactionnelles à travers lesquelles se réalise la mise en scène de l’événement provoqué » (p. 88). L’auteure prend comme exemple un débat télévisé sur la loi interdisant le port du voile intégral en France, votée en 2010. Ceci étant dit, l’article porte essentiellement sur la façon dont les instances médiatiques, dans leur volonté de participer à la démocratie, mettent en scène la confrontation à travers le dispositif du débat télévisé. En ce sens, l’article informe plus sur le dispositif du débat télévisé que sur l’événement provoqué par les médias. Toujours à propos du dispositif du débat télévisé, la contribution de Francesca Cabasino, qui porte sur la crise entre la France et l’UE sur la question des Roms, se limite à citer des extraits qui illustrent différentes stratégies argumentatives (questions biaisées, insinuations, tentatives de connivence, etc.) lors d’un débat télévisé. C’est uniquement dans le dernier paragraphe que l’auteure pointe la question de l’événement et la relation avec les médias en soulignant que « la scène médiatique constitue […] le cadre symbolique d’un discours politique qu’elle réussit à transformer en ‘‘événement’’ » (p. 121). De la même manière, Els Tobback et Geert Jacobs traitent la question de l’événement de manière marginale. En fait, l’intérêt principal de leur article consiste à présenter une méthode ethnographico-linguistique pour analyser les discours des médias. Les auteurs soutiennent qu’il est non seulement intéressant de faire des observations qualitatives et quantitatives des produits journalistiques, mais qu’il est essentiel de comprendre le processus de production de ces produits. De ce fait, leur analyse consiste à identifier les contraintes, les réflexions et les décisions des professionnels de l’information dans le processus de création d’un reportage de journal télévisé. Encore une fois, ce n’est qu’à la toute dernière phrase que les auteurs évoquent l’événement lorsqu’ils affirment qu’« observer de manière précise la façon de ‘‘faire’’ et de ‘‘montrer’’ la production d’une émission ou d’un reportage dans une régie de télévision contribue à mieux comprendre le rôle des médias dans la construction d’un événement » (p. 111). L’article ne fait que confirmer ce que d’autres chercheurs ont mis en exergue depuis longtemps au sujet de la production de l’information.
En revanche, les deux derniers articles de cette deuxième partie proposent une analyse plus explicite de la relation médias – événements. Ferenc Fodor analyse la mise en scène discursive, par la presse française, d’un événement présenté comme une « crise sanitaire », en l’occurrence la grippe aviaire. L’analyse sémantique et sémiologique corrobore l’hypothèse de la dramatisation favorisée par la mise en récit des médias. Sur cette base, l’auteur propose deux modélisations inspirées du modèle actantiel de Greimas (1986). Enfin, et portant sur une autre crise sanitaire, l’article d’Olivier Laügt et de Pascale Vergely analyse la façon dont le journal Le Monde a mis en scène la question de santé publique autour de la grippe A H1N1. Les auteurs démontrent que c’est moins un événement médical qu’un événement politique que le journal met en scène. Le Monde a minimisé le discours scientifique et amplifié le point de vue politique sur la question. D’un point de vue méthodologique, la démarche présentée résulte de la combinaison de l’analyse assistée par ordinateur (logiciel Alceste) d’un corpus large et d’une analyse manuelle lexical et morpho-syntaxique. Ces deux derniers articles montrent comment un certain cadrage favorisé par les médias résulte en un type d’événement particulier.
L’importance que les groupes sociaux accordent à l’événement réside, entre autres, dans le fait que les événements font histoire ; ils contribuent ainsi à appréhender le présent. Justement la troisième partie de l’ouvrage, « L’histoire : entre oubli et mémoire », est consacrée à la relation que l’événement entretient avec l’histoire. L’analyse proposée par Thomas Bouchet des récits autour du coup d’État organisé par Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 illustre à quel point l’événement, pour exister, a besoin d’être nommé et mis en discours. En effet, ce cas marque à la fois une réticence et une incapacité à mettre en mots l’événement. À l’époque, les acteurs de l’événement, pour des raisons stratégiques et politiques, ont décidé d’organiser ce coup d’État dans le silence, puis de ne pas en parler ou presque pas. Ce silence imposé a engendré des difficultés, particulièrement pour les opposants qui ont eu du mal à mettre en mots l’événement et donc à le faire exister. Or si dire l’événement semble essentiel pour ne pas l’oublier, qui le dit est également important. Dans le cas du procès Eichmann, sur lequel revient Elio Ballardini à travers l’étude des sources primaires et secondaires, le rôle des interprètes présents lors du procès ne s’est pas limité à être des « passeurs de langue » ; ils ont contribué à construire ce procès-événement. Largement médiatisé, ce procès-événement s’est transformé en mémoire nationale institutionnalisée et a servi de thérapie collective brisant le silence qui s’était imposé entre les survivants du génocide nazi après la seconde Guerre Mondiale. Un événement peut donc être construit en événement fondateur d’une identité nationale. C’est également le cas analysé par Émilie Lumière à propos de la guerre civile espagnole. En identifiant différentes modalités iconographiques et discursives mises en place par le régime franquiste en Espagne, l’auteure montre comment l’histoire enseignée à l’école a été manipulée et révisée depuis le premier franquisme jusqu’à nos jours. « Par diverses stratégies de falsification, d’occultation et de glorification, le régime franquiste s’est construit, autour du souvenir de la guerre civile espagnole, un événement légitimant à la fois le coup d’État de 1936, la mise en place d’une dictature et sa survivance » (p. 178). Présenté comme une « réaction patriotique porté par la divine providence » pendant le premier franquisme, le coup d’État a été par la suite, après l’ouverture internationale de l’Espagne, enseigné à l’école primaire et secondaire comme une « tragédie nationale », une « lutte fratricide » dans laquelle « nous avons tous été coupables ». Récemment, il y a eu une véritable remise en cause de la représentation du conflit par le franquisme. Ceci étant dit, l’auteure constate que la version franquiste du conflit pèse encore sur la mémoire collective. Elle questionne ainsi les réticences d’une mémoire collective à être recadrée. Toujours à propos de l’histoire, Eni Puccinelli Orlandi commente le documentaire Sao Carlos/1968, qu’elle qualifie d’« événement discursif », pour étudier le rapport entre événement, histoire et censure. L’auteure base sa réflexion sur les travaux de M. Pêcheux qu’elle cite abondamment dans son article.
La place du dernier article de cette troisième partie pourrait être soumise à considération. En effet, plus qu’une réflexion sur la façon dont un événement fait histoire ou sur la façon dont on peut manipuler la mise en discours d’un événement passé pour modifier l’histoire, l’article de Rachele Raus semble s’inscrire davantage dans la lignée des contributions de la première partie. Effectivement, l’auteure cherche à comprendre les raisons de l’absence du mot « parité » dans la révision constitutionnelle de 1999. Elle retrace la circulation du terme de la sphère internationale à la scène nationale politique, médiatique et juridique. L’analyse met ainsi en évidence que le « discours juridique » semble s’opposer à la reclassification du terme « parité » lors de son passage au discours politique des organisations internationales et de celui-ci au débat national, notamment philosophique, médiatique et politique. En fait, selon l’auteure « le discours juridique est une parole créatrice qui fait exister ce qu’elle énonce » (Demichel, 1997, s.p., cité par Raus, p. 204). Pour cette raison, les juristes seraient réticents aux remaniements sémantiques, notamment lorsqu’ils touchent les principes républicains de la Constitution.
La quatrième partie qui porte sur la nomination de l’événement est celle qui regroupe le plus de contributions. D’une manière générale, ces dernières analysent comment une nomination s’impose, pourquoi la nomination d’un événement passé peut être réactualisée pour désigner un nouvel événement et comment un événement, de par sa nomination, peut devenir un argument. Plus spécifiquement, la contribution de Denis Barbet analyse comment le toponyme « Grenelle » est devenu un nom d’événement, depuis l’événement fondateur en 1968, pour désigner un processus de négociation tripartite. Pour ce faire, il revient sur « le Grenelle de l’Environnement » tenu en 2007 au sujet duquel les locuteurs impliqués ont pu s’accorder sur la dénomination. Il analyse également les signes de résistance face à l’emploi de cette dénomination. L’analyse démontre que si les discours contribuent à produire des événements, les événements sont à l’origine de nombreux discours. Ce cas montre aussi qu’à chaque fois qu’une nomination est réactualisée, le sens peut en être modifié. Ainsi, après 2007, « dénommer une négociation ‘‘Grenelle’’ confère aux négociations engagées une forme standardisée par les dernières occurrences notoires, qui impriment leur marque aux nouvelles expériences. Dans les années qui ont suivi l’opération, le mot a tendu à désigner une ‘‘méthode de gouvernance’’ » (p. 218). On vient de voir que, dans certains cas, les acteurs sociaux s’accordent plus ou moins facilement sur la nomination d’un événement. Pourtant, dans d’autres cas, la nomination pose problème et fait l’objet de négociations et de controverses. Tel est le cas analysé par Laura Calabrese Steimberg qui rend compte de la dynamique collective de l’acte de nommer les événements. Elle s’est penchée sur la nomination « la révolution du Jasmin » pour désigner les événements conduisant à la chute du pouvoir de Ben Ali en Tunisie entre 2010 et 2011. Elle montre que la société délègue certes aux médias le soin de nommer des événements, mais qu’il est également vrai que les publics des médias peuvent participer activement à l’acte de nommer. Dans le cas étudié, les publics contestaient la nomination « révolution du Jasmin », notamment à travers les dispositifs du web 2.0, devenus d’ailleurs des sources pour les journalistes. L’auteure souligne en fait, que ces dispositifs socio-techniques du web 2.0 (commentaires postés en ligne dans les sites des journaux, forums, blogs, notices de Wikipédia, etc.) facilitent l’accès des analystes aux contributions des publics au sujet de la nomination des événements par les médias.
En s’intéressant au mot crise, récurrent dans le discours des médias pour désigner des événements relevant de domaines variés, tel que le social, le politique ou encore celui de la santé, Marie Veniard cherche à comprendre ce qui rend possible la polyvalence de ce terme. L’auteure montre l’intérêt de ne pas se cantonner aux analyses lexicales. Pour ce faire, elle étudie le fonctionnement aux niveaux sémantique, énonciatif et syntaxique du mot « crise » dans la presse française, dans le cas de la « crise des intermittents ». L’apport principal de l’article est de proposer la méthode du profil lexico-discursif d’un terme pour comprendre comment la nomination participe à la construction du sens social de l’événement. Fred Hailon s’intéresse, quant à lui, aux empreintes idéologiques dans la nomination de certains événements. Dans son article sur les émeutes de Villiers-le-Bel en 2007, l’auteur montre comment le discours médiatique, en parlant des banlieues, véhicule les thèses du Front National sur l’immigration en l’associant à l’insécurité. L’objectif de l’auteur est de proposer un modèle qui prend en compte l’idéologisation des discours sociaux et rend ainsi compte de la non-transparence du dire. Le modèle correspond à une mise en perspective pragmatico-idéologique des catégories discursives. Ainsi, l’analyse d’un corpus de presse quotidienne et hebdomadaire illustre les « échos idéologiques » dans les pratiques discursives consistant à se référer à l’insécurité dans les banlieues comme à une « voyoucratie » et à justifier, de cette manière, la discrimination de la population migrante. De son côté, Eduardo Guimarães « [considère] la terminologie non pas en tant qu’expression d’un concept ou d’une notion, mais en tant que résultat d’une construction énonciative qui permet de repérer “l’événement” du fonctionnement du langage […] » (p. 252). En effet, pour l’auteur, l’énonciation est l’événement du fonctionnement de la langue. Il affirme que « l’événement énonciation participe sans cesse à la ré-sémantisation des concepts et des notions » (p. 245). Son analyse se base sur les différents sens du mot « histoire » dans les textes de quatre linguistes brésiliens.
Les controverses qu’une nomination peut engendrer ont déjà été mentionnées. Dans certains cas, c’est la nomination qui est utilisée comme argument lors d’une controverse comme le montrent Francis Chateauraynaud et Marianne Doury lorsqu’ils s’intéressent à la relation entre événement et argumentation. Les auteurs partent du constat que dans un débat ou dans des polémiques, les acteurs concernés consacrent une partie importante de leur activité argumentative à un cadrage qui engage une dimension temporelle souvent négligée par la littérature. Les auteurs expliquent les différents cas de figure dans lesquels un événement précédent fait partie des procédés argumentatifs que ce soit en tant que modèle, anti-modèle ou en tant que plausibilité de l’avènement d’un événement futur, objet du débat. Leur apport principal consiste, non pas à proposer une analyse du rôle des événements dans les processus argumentatifs, mais surtout à revendiquer une dimension temporelle pour rendre compte du recours à des collections d’événements marquants. Ils arrivent ainsi à la conclusion que « l’argumentation par le précédent est un des procédés majeurs permettant d’ancrer un débat dans une historicité plus large, et d’en construire une historicité interne. […] L’argument n’est pas une simple proposition suspendue dans l’histoire des discours possibles sur le monde. Il a une histoire. [… Il s’agit donc] d[’étudier l’argument] dans son contexte […] au regard de ses points d’appui socio-historiques, et suivi dans toutes ses transformations discursives » (pp. 282-283).
Comme dans le cas du coup d’État de 1851, mentionné précédemment, le silence autour d’un événement a des conséquences dans la manière d’appréhender les événements et les faits qui y sont liés. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’article de Mariagrazia Margarito. Elle s’intéresse plus spécifiquement au non-événement. L’auteure part du constat que « l’importance que notre époque accorde au dire et au montrer des médias a cantonné le non-événement […] : le non-événement est ce qui n’est pas annoncé ou affiché par les médias » (p. 285). En prenant comme exemple la course à pied et la marche, elle montre comment, dans un corpus hétérogène, l’entraînement est un non-événement. Bien qu’essentiel dans la pratique de la marche ou la course à pied, dans les nombreux corpus étudiés, il est absent. L’auteure propose donc d’identifier les données discursives qui permettent de rendre compte de ce non-événement.
Les deux dernies articles du livre sont regroupés dans la cinquième et dernière partie de l’ouvrage intitulée « La langue et l’événement ». La contribution de Michel Charolles et Béatrice Lamiroy aurait pu trouver sa place au début de l’ouvrage dans la mesure où les auteurs reviennent sur deux mots qui servent à désigner « ce qui a eu lieu / a lieu / aura lieu » : « événement » et « fait ». En s’appuyant sur les travaux déjà existant au sujet de ces deux termes, les auteurs cherchent à comprendre pourquoi les deux mots ne fonctionnent pas de la même manière. En effet, le nom fait s’est grammaticalisé et a développé des emplois comme marqueurs de discours (par exemple : en fait), alors que cela n’est pas le cas du mot « événement ». Pour répondre à cette question, les auteurs analysent les propriétés sémantiques, syntaxiques et discursives de fait et d’événement. Ils arrivent à la conclusion qu’« entre les faits et les événements, il n’y a pas une différence de nature, mais une différence de conceptualisation : les faits sont des événements avérés, ou non, mais pris en charge. […] Quand un événement est conceptualisé comme un fait, il est validé comme vrai, il est enregistré comme tel » (pp. 302-303). « Le N événement permet de faire allusion à tout ce qui a lieu, a eu lieu ou pourrait avoir lieu, mais il est fondamentalement référentiel. Il permet d’appréhender les situations comme des sortes d’entités singulières qui se différencient des autres. Ce faisant, il maintient ce qui les différencie. […] Le N fait a un sens plus abstrait, il retient uniquement d’une situation qu’elle est avérée, ce qui entraîne bien souvent, dans la réalité des usages linguistiques, qu’il impose de la considérer comme telle » (p. 307).
Pour finir, Michele Prandi cherche à montrer pourquoi le signifié d’une phrase n’est pas l’image d’un événement, comme il est couramment admis en linguistique cognitive. Pour l’auteure, « la relation entre une expression signifiante, une intention communicative et l’événement qu’elle vise […] n’est pas iconique mais indexiale » (p. 317). En fait, « un événement n’est pas une structure conceptuelle de longue durée, et donc de la même échelle de grandeur qu’un signifié, mais une structure contingente, et donc relevant de la dimension indexiale, la même à laquelle appartient le message véhiculé par une expression » (p. 314).
En conclusion, par la variété des approches sollicitées pour appréhender l’événement, ce livre contribue au dialogue interdisciplinaire. Cette diversité permet en même temps des lectures différentes. Ainsi, quelques lecteurs pourraient être davantage concernés par un certain nombre d’articles en fonction de leur discipline. D’autres pourront choisir en fonction du thème ou des événements étudiés (historiques, scientifiques, politiques). Enfin, des lectures selon le type de corpus sont aussi envisageables (discours médiatiques, discours politiques, discours professionnels ou encore documents audiovisuels, internet, presse écrite). On peut regretter cependant la disparité entre les différentes contributions en ce qui concerne l’importance accordée aux explications méthodologiques et théoriques. Alors que certains auteurs détaillent leurs cadres théoriques et/ou les méthodes utilisées, d’autres se limitent à présenter leurs observations sans justifier le corpus ou expliciter les critères d’analyse.
Pour citer cet article :
Référence électronique
SERRANO Yeny, 2014, « Danielle LONDEI, Sophie MOIRAND, Sandrine REBOUL-TOURÉ et Licia REGGIANI (éds), 2013, Dire l’événement. Langage mémoire société (Paris : Presses Sorbonne Nouvelle) », ADAL : Analyse des discours de l'Amérique Latine [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2014. URL : http://www.adalassociation.org/fr/documentation/98-recension/175-recension-dire-l-evenement
Référence électronique
SERRANO Yeny, 2014, « Danielle LONDEI, Sophie MOIRAND, Sandrine REBOUL-TOURÉ et Licia REGGIANI (éds), 2013, Dire l’événement. Langage mémoire société (Paris : Presses Sorbonne Nouvelle) », ADAL : Analyse des discours de l'Amérique Latine [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2014. URL : http://www.adalassociation.org/fr/documentation/98-recension/175-recension-dire-l-evenement